L'analyse d'Anne m'amène à vous envoyer mes réflexions sur la femme face au regard des autres.
Toute femme marchant dans la rue rencontre le regard des autres. Que se passe-t-il lors de certains de ces échanges ? De fait, nombreux sont les regards qui transforment le corps féminin en corps
de prostituée, mettant à l’épreuve la pudeur des femmes. Ce texte est une réflexion approfondie sur la pudeur, sur le rapport de soi au corps et à l’intime dans l’espace public.
Face aux discours portant plus ou moins explicitement sur la sexualité, l’opinion commune pose une double correspondance : la parole libérée et joyeuse serait détenue par les hommes et les femmes
machistes, tandis que les femmes féministes seraient coincées dans une pudibonderie moralisatrice et castratrice.
Il s’agira ici d’examiner le discours tenu par l’opinion commune que je reprendrai sous le « on » heideggerrien, « on » signifiant la personne telle qu’elle est figée dans la banalité et le
bavardage. En effet, pour en sortir , il faut aller au bout de ce que veulent dire et impliquent les termes de « pudeur », « pudibonderie », « impudeur » et « obscénité », ces termes si
rapidement chargés du poids de l’austère moralisation qu’ils en demeurent mal connus et rejetés.
Nous travaillerons sur ces termes à un double niveau, mêlant nécessairement théorie et pratique : il faut comprendre le réel car ce dernier est rationnel. Nous serons exigeant-e-s dans
l’observation de l’insulte, ce que d’ordinaire on disqualifierait comme étant simplement ordurier et insensé. L’ordure et le bavardage du « on » sont effectivement discours pleins de sens
Comprendre ce qui est vécu au quotidien et non-dit, le sortir de la banalité qui le mortifie, c’est le prendre avec soi grâce à l’attention, laquelle devient travail par le dévoilement et la
déconstruction des discours qui aboutira au déplacement dynamique des termes présentés. La problématique de cette étude se centre autour de la violence vécue au quotidien par les femmes, non pas
la violence physique, évidente (quoi que celle-ci ne soit pas complètement reconnue), mais celle qui est presque imperceptible, indicible, irrecevable : comment cette violence-là se
réalise-t-elle ? Par la fragilisation de la pudeur.
L’étude de ce champ nécessite l’emploi du « je », un « je » qui comprend la perception propre de l’auteure et ce qu’elle croit avoir perçu de commun dans l’expérience de nombreuses femmes. Il y a
bien une correspondance entre le « je » , le « nous » et le « elles » : la scission entre le sujet et l’objet n’a pas lieu d’être, ici moins qu’ailleurs.
« la pudeur n’est pas une affaire de règle, pas même une affaire éthique. Et pourtant, n’atteint-on pas un être au plus profond de son intimité quand on attente à sa pudeur. »
Quand je marche dans la rue, je remarque souvent la même chose : les femmes avancent d’une manière plutôt refermée, les hommes de façon ouverte et assez tendue. Les gestes et les démarches des
femmes sont bien distincts de ceux des hommes. Ceci ne serait qu’une simple histoire de différence de morphologie, une différence de corps ? Probablement. Pourtant le regard lui-même diffère
selon le sexe de la personne. Je les observe. La plupart des hommes que je croise n’ont de cesse de m’observer franchement, parfois longuement, alors que les femmes hésitent souvent, détournent
voire baissent les yeux. Et quand elles me regardent, toujours une distance se pose et me repose.
J’aime marcher dehors. J’aime regarder le ciel, les arbres, les bâtiments. Je regarde les êtres humains. Soudain le regard de certains hommes me transperce : brutal ou mielleux, il déborde de ce
qui s’apparente au désir, et m’éclabousse. Il s’accroche à moi et ne me lâche pas. Parfois les mots, toujours les mêmes, fusent : t’es belle, t’es bonne, vous êtes charmante mademoiselle, tu
suces, je te baise. Souvent l’homme ne prononce aucun mot sensé, il gémit, grogne ou siffle, il chuchote quelque chose d’incompréhensible quand il passe tout près de moi, frôlant mon
corps.
A plusieurs, ils éclatent, ils crient et me jettent au visage leur envie. Dans leurs bouches, par leurs yeux, le désir masculin est devenu insulte, et m’est agression. Cette agression à la
régularité quasi quotidienne est rendue peu audible par le silence qui l’entoure : elle est tue par celles qui la subissent.
Je marche, avançant dans la ville, et ils me montrent qu’ils ont le droit de m’insulter. Ils ont le droit de m’insulter parce que, femme dans l’espace public, cela signifie que je suis sortie du
foyer, or seul cet endroit est reconnu comme espace privé pour les femmes ; je suis donc littéralement femme publique, telle une prostituée.
La prostituée est une femme mise en public (du latin : prostituere) avant même d’être un corps que les hommes peuvent louer. Alors, moi qui suis en public, serai-je aussi une prostituée, une
femme qui, puisqu’elle se montre, se déshonore ? Le but de cette étude n’est pas de rejeter les prostituées, mais d’envisager les implications réelles de l’expression « femme publique ».
C’est durant la nuit que la réalité devient indéniable. Une femme marchant seule sur le trottoir sera observée par tous les conducteurs qui parfois ralentissent afin de mieux jauger son corps. La
nuit, les silhouettes de toutes les femmes se confondent avec celles des prostituées. Ayant le même corps que celui d’une prostituée puisque femme, une femme est comme une prostituée, donc chaque
femme est une prostituée.
Il semble que les hommes soient nombreux à cracher leur désir : ils aiment les mots « pute » et « salope », ils s’en gargarisent avant de les cracher aux figures féminines en public, des femmes
politiques aux femmes marchant dans les rues. Les deux insultes machistes m’envoient une image singulière de mon corps et de ma présence dans le monde. On s’intéressera surtout à la première car
la seconde se résorbe en elle. L’image qui m’est envoyée quand l’insulte m’est adressée est l’image du corps d’une pute c’est-à-dire un corps louable et abîmable à l’envi. Ainsi, j’ai le corps
d’une femme que les hommes considèrent comme disponible en permanence.
Son corps me renvoie à mon corps de femme. Cette image me heurte parce qu’elle montre, elle rend visible, regardable, évidente, une image de mon corps nu : corps qui est à moi, corps qui est moi
en ce qu’il me représente dans une situation de communication avec autrui. Les hommes m’agressent par le fait qu’ils me montrent que, s’ils en ont envie, ils peuvent voir mon corps, nu. Telle est
la violence, capitale, exercée sur ma pudeur : ils me mettent à nu en me montrant que symboliquement, ils le voient déjà nu. Cette mise à nu ne nécessite pas le passage à la parole : certains
regards sont tout aussi violents que l’injure verbale.
L’insulte sexiste me dévoile telle que je ne suis pas. Elle viole le droit des femmes à la dignité de leur corps. L’insulte sexiste jette en pâture, à la vue de
tout le monde, une image de mon corps. C’est en cela que ma pudeur est atteinte. L’homme qui drague, interpelle, suit une femme dans l’espace public, le fait en espérant jouir le plus rapidement
possible de son corps comme il pourrait jouir de celui d’une prostituée. Dès lors mon rapport aux hommes machistes se fonde sur leur attaque de ma pudeur, la situation de communication étant
centrée sur mon corps de femme. Par leur attaques, regards et adresses humiliantes, j’ai honte... d’être une femme, en ce que j’ai honte d’avoir un corps de femme. Le corps est prépondérant, en
tant qu’il est féminin : c’est bien parce qu’il est féminin que mon corps révèle, et non pose, un problème relatif à la pudeur. Autrement dit le féminin n’est pas obscène en soi, il est rendu
obscène.
Comme les hommes possèdent de fait l’espace public, des lieux officiellement politiques aux bars, certains estiment qu’ils sont en droit de posséder les femmes qui se situent en public. Ils les
chassent à l’intérieur de cet espace, comme du gibier, quand l’envie les prend d’en posséder une, ou encore ils les dirigent hors de l’espace quand l’une d’elles se rebelle.
Cependant, la première modalité est subordonnée à la deuxième : le but est d’interdire aux femmes la présence prolongée dans l’espace public et d’en contrôler
l’accès, accès dont seuls les hommes profitent pleinement.
Le véhicule et l’arme de cette chasse à double niveau est l’insulte, moyen terme entre l’interpellation mielleuse et l’agression physique ou sexuelle. Cela
fonctionne très bien. C’est qu’on ne leur a pas appris à répliquer à ces hommes-là. Et puis, que leur dire : fils de pute, enculé ?
Les moyens leur manquent, car toutes les insultes étant machistes, elles visent uniquement les femmes. Elles se sauvent pour sauver leur pudeur. Lorsque sa pudeur
est attaquée, le réflexe instinctif de l’humain-e est de la restaurer pour se maintenir, sinon c’est tout l’être qui s’effondre. La gravité de l’attentat provient de l’aspect régulier et
systématique de l’agression verbale ou visuelle.
Régulièrement jaugées, draguées, interpellées, elles font comme si elles n’avaient rien entendu, elles ressentent ou simulent l’indifférence, elles sourient, elles
fuient à reculons. Elles se taisent et font comme si rien ne s’était passé, mais l’attentat à la pudeur a bien eu lieu, et il se répétera, s’accomplissant par l’abolition de la parole de celle
qui le subit.
A force de voir des filles décharnées, certaines adolescentes veulent arrêter de manger et de vivre, pour que leurs corps ressemblent à ceux des mannequins.
A force de voir des corps féminins enviables en tant qu’ils sont objets-femmes, beaux, longs et fins, les hommes voudraient avoir les mêmes, et les femmes
voudraient, plus ou moins confusément, être les mêmes.
Les publicitaires savent manier l’art de l’illusion et de la flatterie, ils nous tendent des images qui ont l’air de miroirs enchanteurs mais qui sont les pièces
d’un puzzle, celui-ci étant position permanente mais homogène de valeurs. La publicité commerciale, la télévision, font partie du système médiatique qui est vecteur d’évaluation. Il nous faut
relier cela au fait que le genre féminin et le genre masculin sont les dépositaires fondamentaux de valeurs. Par la publicité commerciale, les valeurs s’incarnent en rôles sexués : la femme
représente soit la maternité soit un aspect de la sexualité.
C’est la seconde alternative qui est devenue prééminente dans le discours publicitaire, la première, plus rare, restant la seule alternative ; on ne voit quasiment
pas d’image d’une femme qui, à défaut d’être réaliste, serait positive pour les femmes : une femme forte, « active ». Or, l’enjeu du discours publicitaire est énorme, car on sait son influence
effective sur les personnes. Les enquêtes réalisées dans cette perspective sont éloquentes : les images télévisuelles, et notamment publicitaires, influencent les hommes et les femmes dans leur
vision du, et leur attitude avec le sexe opposé.
Les média ont une influence prépondérante dans le processus de différenciation des sexes, et véhiculent la scission sujet-objet qui fragilise constamment les
femmes.
D’une part, la femme incarne la différence des sexes, et ceci nous renvoie au début du dix-neuvième siècle : les médecins philosophes (Roussel, Virey, Cabanis entre
autres) n’envisagent pas l’homme comme un être sexué, l’homme est envisagé comme l’homme générique c’est-à-dire que l’homme représente le genre humain. Ils élaborent l’opposition entre l’homme et
le genre humain d’une part et la femme d’autre part. L’homme n’est pas sexué, mais la femme est ce qui est sexué. Elle est la représentation de la différence des sexes, elle est le sexe.
D’autre part, la femme doit être belle : à l’esprit de l’homme, correspond la beauté de la femme : il a accès à la perfectibilité (de son esprit), elle n’a droit
qu’au perfectionnement de son corps, lequel se réalise par le soin esthétique, afin d’être belle.
La conséquence de cela est que la beauté est sexuée, puisqu’elle est féminine, et même elle doit rester féminine : seules les femmes doivent être belles, et prendre tout particulièrement soin de
leur apparence.
De là, et c’est ici que réside le glissement de la beauté à la sexualité, la beauté est sexualisée : être belle c’est être attrayante.
Par le machisme, la beauté est fixée, figée dans son double aspect sexué et sexualisé, elle perd sa gratuité et sa grâce. Le sexe est, comme en toute logique, le
lieu de la sexualité. Une femme a le devoir d’être belle, sinon elle n’est pas femme, elle n’est pas féminine, et par là elle doit accepter d’être considérée sexuellement par les hommes machistes
qui déduisent du soin qu’elle porte à son apparence une volonté d’être objet de leur envie sexuelle. A l’extrême, ils déduiront du fait qu’une femme porte une jupe, une robe, un pantalon moulant,
le fantasme d’être agressée, voire violée.
Si une femme est belle, si elle est coquette, ce serait uniquement pour exciter la libido des hommes, c'est ce que dit Georges sur ce blog, pour dire que le viol
d'Olga n'a pas eu lieu. On comprend mieux maintenant la nécessité pour une femme de se masculiniser pour se donner des chances d’être moins agressée.
Les hommes ne reçoivent aucune contrainte à être beaux, à se faire beaux c’est-à-dire à travailler, perfectionner leur physique, à diversifier leur habillement ni
même à prendre soin de leur apparence. On retrouve cette opposition entre hommes et femmes dans la différence de traitement publicitaire des deux sexes. Cette différence tient au fait que les
hommes n’ont pas à vivre le déchirement sujet-objet propre à la condition féminine.
Les hommes n’ont à s’affirmer que comme sujets, et cela se voit dans leur représentation par la publicité : beaucoup plus réalistes, et surtout beaucoup plus
respectueuse de la pudeur humaine : jamais le corps masculin n’est étalé, morcelé, écartelé, comme l’est le corps féminin.
C’est même le contraire : il semble que montrer la nudité, le dénuement ou même l’aspect attrayant d’un corps masculin, soit insupportablement obscène.
Peut-on perdre sa pudeur ?
Quand j’étais adolescente, j’ai vu un documentaire sur l’holocauste des juifs par les nazis, dans lequel une scène m’a singulièrement marquée. Elle se passait à l’entrée d’un camp de
concentration.
Des militaires ordonnaient aux femmes et aux hommes de se déshabiller, et de rester ainsi, complètement nus, groupés. Cette scène où je voyais les femmes et les
hommes de tous âges entièrement nus, m’a marquée en ce qu’une étape décisive dans leur déshumanisation avait été franchie : la déshumanisation résidait dans leur mise à nu contrainte, devant tout
le monde.
Leurs corps semblaient alors sans plus aucune défense contre le monde extérieur. Ces personnes avaient l’air extraordinairement fragilisées, leur nudité les faisait
ressembler à de tristes animaux, autrement dit des non-humains, des sous-humains. Leur fragilité était insoutenable. En mettant leurs corps à nu, on a abîmé leurs âmes, parce qu’on a refusé leur
pudeur. Comme si la distance entre leurs âmes et leurs corps n’existait plus. Complètement à nu, ils étaient à la merci des autres qui souriaient.
Je marche dans cette rue, deux jeunes hommes me fixent en souriant d’un air salace et méprisant, mon regard cherche à les éviter, il fuit vers autre chose, il se pose ailleurs, mais ici et là les
images publiques de femmes me renvoient une image de ce que les deux hommes voient de moi…
Morcelée, je ne sais que faire. La première des choses qui s’impose à moi est le retour au foyer, le retour chez soi qui serait retour à soi, le chez soi devenant lieu de
réintégration de soi et donc de sa pudeur. Si mon humanité, mon appartenance au genre humain, ne peut m’assurer le respect de ma pudeur parce que je suis femme, les murs de mon foyer devraient le
pouvoir.
Si je ne peux me promener sereinement sans que ma pudeur soit attentée, alors je rentre chez moi. Les femmes rentrent au foyer, re-prenant la place que l’idéologie
machiste leur destine.
Dehors il y a des hommes qui me font me méfier de tous les hommes, et cette méfiance m’épuise comme elle épuise les autres femmes.
Alors je reste chez moi. Et j’apprends à ne pas sortir sans adopter de mesures de protection qui sont autant de tentatives de protection de ma pudeur, déjà
fragilisée par le simple fait de devoir la protéger.